Chronique de la Place de la toile du 2 novembre 2013 : « Qu’est-ce que le numérique ? »
Malheureux, vous n’y pensez pas ! Quitter un réseau social, c’est quitter le social tout court, c’est initier un lent déclin qui mène tout droit au solipsisme, à la solitude la plus amère... donc, aux 34% de Français qui ont envisagé de fermer leur compte facebook, et qui se poserait là question de savoir ce qu’il se passe : je serais tenté de répondre « rien », il ne se passe rien. Du point du vue du réseau, à tout le moins, il ne se passe rien de décisif.
Prenez une figure importante et influente, un nœud actif d’un réseau quelconque... Dessinez le réseau des relations de cette figure, le graphe social où ce nœud est pris, et observez les conséquences de sa disparition : ce qui se passe, comme dans une cellule biologique, c’est une reconfiguration, les liens existent toujours, mais ils se sont reformés entre d’autres nœuds, dont certains auront pris de l’importance, et d’autres carrément rayés de la carte. Voilà pour l’aspect abstrait des choses.
Mais que se passe-t-il concrètement ? Eh bien comme dans une rupture amicale ou amoureuse, un sentiment de perte pour ceux qui partent comme pour ceux qui restent, voire un fort sentiment d’exclusion, plus ou moins auto-infligé selon la manière dont ça s’est passé : est-ce que je quitte le réseau social parce que je ne supporte plus les diktats de l’instantanéité, parce que ça fait un an que je n’ai pas lu un bouquin en entier ? parce que j’ai été censuré après avoir partagé une photographie montrant une femme aux seins nus ? Si j’avais partagé une vidéo de décapitation ça se serait sans doute mieux passé... Et ensuite alors ? La rupture a eu lieu, mais les souvenirs hein, les souvenirs, eux, restent ! Je les refoule, ils se diluent...
Selon les réseaux sociaux, il est plus ou moins facile de disparaître. Voilà un site qui liste les plate-formes en fonction de la difficulté qu’il y a à en sortir : justdelete.me. Où l’on apprend qu’il est impossible de supprimer son compte Wordpress, Pinterest ou Wikipedia par exemple. Le seul truc qu’on peut faire, c’est effacer toutes les données de son compte, et se taire. Mais pas disparaître totalement. Ainsi, des gens continueront éventuellement à communiquer avec votre compte déserté. Dans le cas de Facebook, qui propose bien d’effacer définitivement son compte, compter deux semaines pour une disparition. Pour autant, facebook conserve dans ses serveurs toutes les traces d’avant la rupture... Et la mémoire de ces serveurs est bien plus exhaustive que la mienne... J’ai beau avoir quitté le réseau, mon fantôme continue à le hanter, et la plate-forme est sans doute encore capable de me reconnaître dans les photos de mes amis, grâce à son système de reconnaissance faciale.
Le droit français (la LCEN) prévoit qu’un hébergeur (comme facebook) est tenu de conserver les informations d’un compte un an après sa fermeture. Difficile de s’assurer que ça ne va pas au-delà... A moins peut-être de saisir la CNIL – qui ne peut cependant traiter que 450 cas par an, et a déjà fort à faire avec Google... Bref, comme dans la métaphore abstraite du réseau... je ne disparais jamais totalement, je deviens plutôt le visible invisible, ou l’inverse, selon la perspective.
Même chose pour Twitter – et là je m’adresse à Marc Voinchet qui s’inquiétait de ne pouvoir quitter le réseau — c’est pourtant simple ! Tu désactives ton compte, tes tweets, photos, messages privés disparaissent au bout de quelques jours, et tu as un mois avant que la fermeture de ton compte ne soit définitive.
D’où le caractère crucial de la législation discutée en ce moment au niveau européen... en attendant un projet de loi français, peut-être porté par la Garde des sceaux à l’Assemblée en 2014. Il y a deux semaines étaient ainsi votés en commission au Parlement européen des amendements exigeants le consentement explicite de l’utilisateur dans la récolte de ses données personnelles, ou la création d’un droit à l’effacement – merci Snowden — mais il n’y a pas eu (pour aller plus vite) de vote du Parlement en plénière, et désormais les discussions avec les Etats vont s’effectuer à huis-clos, dans une ambiance de lobbying intense des acteurs de la Silicon Valley. A suivre de près donc (màj : finalement, le Conseil a décidé d’attendre 2015... après les élections du printemps 2014...).
Quant à ceux pour qui l’addiction aux réseaux sociaux est plus profonde, et pour lesquels la question de la sortie volontaire ne se pose même pas, sachez qu’une clinique spécialisée, première du genre, vient d’ouvrir en Pennsylvanie.