Qu’est-ce qui arrête un phénomène viral, un objet, une image, une personne, une posture... reprise et détournée ad nauseam sur les réseaux ? Quelle sont les limites du mème, donc ? Et je ne parle pas de limites intellectuelles de ces objets là — je conviens aisément de l’intérêt nul d’un Chuck-Norris juché sur un Nyan lol-Cat dansant Gangnam Style. Pour une liste de ces mèmes, confère Wikipédia : Liste de phénomènes Internet. C’est pas facile, d’arrêter un mème.
Des chercheurs de l’université d’Ottawa ont ainsi appliqué un modèle mathématique habituellement utilisé en épidémiologie pour évaluer la viralité de Justin Bieber. Conclusion, le virus Bieber est extrêmement violent, plus contagieux que la rougeole, et la fièvre particulièrement persistante. Un moyen de l’endiguer : soumettre la personne infectée à un flux continu de commentaires négatifs. Seulement ce n’est pas si simple, car ce flux peut déclencher en réaction une contre-salve de commentaires positifs des fidèles de l’icône, plus motivés que jamais. Bon mais Bieber c’est déjà un peu « vieux », un truc de retraité pas très 2014, même si on peut aussi faire la préhistoire de la viralité au 19e siècle, comme est en train de le faire le Infectious Texts Project avec les textes d’avant la guerre de Sécession aux Etats-Unis.
Mais prenons un mème plus récent, comme le Harlem Shake... j’ai pas trop suivi cette histoire donc faut que je regarde quelques trucs : à la base, une musique d’un DJ sortie en 2012, puis une première vidéo postée par un groupe de Japonais, qui dansent dans un espace contigu en se désarticulant. Décrire cette danse c’est déjà trop en fait, c’est un piège, et d’ailleurs le genre de cette musique relèverait de la « Trap music » (piège en anglais), donc mieux vaut ne pas la décrire, quand bien même le nom de « Harlem Shake » renverrait bien à un style de danse né à Harlem au début des années 1980. Cette vidéo de Japonais est immédiatement suivie d’une autre vidéo d’Australiens cette fois... laquelle sera déterminante parce qu’elle établit la scénographie qui deviendra virale – non pas la chorégraphie donc, qui n’existe pas vraiment, mais la scénographie : une vidéo courte (30sec), en 2 parties, avec d’abord une personne — déguisée ou masquée — qui contamine ensuite le reste de son entourage, collègues, amis etc. selon le lieu plus ou moins inattendu où le chaos s’installe. Du coup je me pose la question : comment arrêter un mème qui vise lui-même – à considérer sa dimension politique — à arrêter la marche habituelle du monde ? Je finis de lire la page wiki si bien renseignée, comme d’hab’ sur ce genre de phénomènes — je vais voir dans l’historique des modifications de la page et je dis merci à Lomita surtout, qui a le plus contribué à l’article en l’occurrence. Et je relève simplement cette phrase reprise au Nouvel Obs : « Ces personnes qui dansent vivent-elles toutes isolées dans un monde qui leur est propre ? »
Que dire de ceux qui sont déjà à l’isolement ? Eh bien non... même les murs de la prison n’ont pas pu arrêter le Harlem Shake, comme naguère Gangnam Style dans une prison des Philippines (sauf qu’en l’occurrence c’était carrément organisé par le directeur du lieu). Là c’était au début du mois de décembre, l’an dernier, dans une prison de la Meuse – la prison de Montmédy — où des prisonniers — bonne année à eux — ont dansé le Harlem Shake, vidéo qui s’est ensuite retrouvée sur les réseaux. J’écris à un vieil ami qui connaît bien les prisons françaises : sa réponse à propos de Montmédy : « C’est une taule quoi, y a des gars seulement il me semble, et c’est plutôt petit et moche. » Petit, moche, emmuré, mais pas suffisamment pour empêcher une certaine culture d’y circuler : rien n’arrête un mème.
Chronique de la « Place de la toile » du 4 janvier 2013 sur les villes intelligentes (smart cities).