Alors comme ça le Web a vingt-cinq ans ?
Vingt-cinq ans, à peu près mon âge, incroyable le temps passe, les bras m’en tombent. Le world wide web, littéralement la toile d’envergure mondiale, cet ensemble de pages écrites accessibles à distance, ensemble de liens eux-mêmes reliés les uns aux autres, l’hypertexte, le Web, à ne pas confondre avec Internet, dont il n’est jamais qu’une application parmi d’autres, et qui compte pour une petite part du trafic internet total, a donc vingt-cinq ans. Moitié moins que l’Internet lui-même, mais il faut bien dire que sans le Web, toutes les autres applications de l’Internet (le P2P, le courrier électronique etc.) ne seraient pas utilisées par grand monde. La Toile, quoiqu’on en dise, c’est cette fenêtre du navigateur qui nous a ouvert, nous autres non-techniciens, à l’Internet.
Il y a un quart de siècle, Tim Berners Lee inventait — coinventait, avec Robert Cailliau, mais on parle moins du Belge que du Britannique — ce magnifique outil qui permet aujourd’hui à des millions, des myards de personnes, de regarder en streaming du porn en haute définition, de spéculer sur la disparition d’un avion au large de la Malaisie et de collaborer, sans quitter son écran, à une immense inspection de l’océan sur la base d’images satellites. Ca se fête. C’est l’occasion de ressortir les mêmes photos qu’il y a cinq ans, celle du bureau du CERN où la Toile est née, ou encore celle des Horribles Cernettes, photo d’un groupe de musique féminin de ce même CERN, une des premières à circuler via un navigateur wWb — peut-être pour conjurer le sort technicien, très inégalitaire avec les femmes.
Je me suis toujours demandé pourquoi la Toile était née au CERN, l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire, et en fait la réponse est assez simple, c’est juste qu’il s’agit d’un lieu qui réunit des scientifiques d’un peu partout, parmi lesquels certains ont cherché, et trouvé, le moyen de communiquer encore plus largement ensemble (en organisant leurs bases de données). Là où le CERN va jouer un rôle crucial, et c’est sans doute cela qu’on devrait célébrer plus encore que l’invention de Berners-Lee et Cailliau : c’est dans cette décision prise en 1993, de placer les technologies et protocoles du web en dehors de la propriété intellectuelle. Décision cruciale, car, je cite Hervé Le Crosnier, elle va « permettre à chacun de créer des sites, d’élargir les qualités des navigateurs, de lancer cette vaste opération sans centre et sans chef d’orchestre qu’était la construction du web ».
Vingt-cinq ans plus tard, il n’y a pas beaucoup plus de femmes du côté technicien, les inégalités sont toujours là, en contradiction flagrante avec les promesses dont cette invention était solidaire : en gros, la liberté, l’émancipation, les Lumières quoi. Et la question revient fréquemment : comment avons-nous pu laisser faire ? Comment notre Mai-68 numérique a-t-il pu devenir un grille-pain fasciste ? Surveillés, prisonniers des algorithmes, aliénés par nos propres données personnelles, est-ce qu’on a vraiment encore de quoi se réjouir ? En cherchant à répondre à ces questions, Pierre Mounier insistait il y a quelques mois sur l’ignorance des logiques sociales réelles : « C’est bien en ignorant les logiques sociales réelles que le mai 68 numérique se transforme en grille-pain fasciste, et il ne faut pas attendre des hackers qu’ils viennent nous sauver. Si nous voulons inverser le cours de cette histoire, écrit-il pour conclure, c’est nous seulement qui le pouvons, en recourant à des méthodes éprouvées par tous les peuples du monde depuis des millénaires : la pensée critique et la mobilisation politique ».
Vingt-cinq ans, il n’en fallait pas moins, sans doute, pour arriver à ce niveau de réflexivité.
Chronique de la Place de la Toile du 15 mars 2014
« Les musées »
