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Disruption

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Pourquoi l’adjectif « disruptif », dérivé du nom « disruption » contamine-t-il le vocabulaire des cultures numériques ?

C’est une question qui me taraude... sentiment que ce mot est en train de se répandre aussi vite que le nombre d’inscription à facebook dans Social Network, le film qui raconte les débuts litigieux de la plateforme... Un récit qui va jusqu’à la rupture, mais il ne faut pas entendre le mot en son sens péjoratif. Ici la rupture, la disruption, cela désigne le moment du succès, le « passage à l’échelle », symbolisé dans le film par ce compteur projeté sur les murs flambants neufs de Palo Alto, en Californie, franchissant soudain la barre du million d’utilisateurs. Du fracas donc, mais pas de pertes.

Google et la publicité, Apple et la musique… « Le logiciel dévore le monde depuis les Etats-Unis »… un article assez long de l’inspecteur des finances Nicolas Colin, qu’on avait reçu dans une précédente Place. Article très éclairant sur l’importance grandissante du logiciel connecté en réseau, le modèle économique qui le sous-tend et les problèmes qu’il pose ; c’est que ce modèle aboutit à la constitution d’énormes monopoles de rentes, sans nécessairement créer de l’emploi… « Technologies disruptives », « innovations de rupture » qui toucheront bientôt la banque, l’éducation, la santé ! Disruption, théorisée par un certain Christensen en 1997.

Ce mot pourrait bien (seenthis à l’appui) être le voile de l’idéologie californienne (et ). Sous ce voile, des processus économiques « néolibéraux » liées aux technos de l’information et de la communication, processus complexes et largement ignorés. Je m’accroche à mon intuition. Mail à Hubert Guillaud d’InternetActu, qui tend plutôt à l’infirmer : « Le terme n’est pas neuf. Le pb, c’est sa traduction. Disruptif ne renvoie pas grand chose, car bien souvent on le traduit par transformateur ou perturbateur. En même temps, c’est une connotation liée au numérique depuis l’origine. Le numérique est transformateur et perturbateur par essence. Faudrait revenir aux origines ». Avoir le courage du philologue : je passe des plombes sur le Wiktionnaire, à traquer l’étymologie de « disruption ». En réalité, ce terme existe en français depuis longtemps, et d’après le Ngram Viewer, outil qui permet de repérer les occurrences d’un mot dans Google Books, si son usage est en augmentation depuis les années 70, il reste assez marginal.

Disruption en français veut dire rupture, fracture, là où l’anglais entend plutôt perturbationbouleversement. Dis, riche, brillant, c’est aussi l’ancien nom du dieu Pluton... va avec dies, deus, dium, dius (jour, dieu, ciel, divin) : nouvelles fortunes, nouvelles mythologies, dieu argent, ça colle avec la disruption. Une compagnie « disruptive » c’est une compagnie qui bouscule radicalement les règles du marché, obligeant les autres acteurs à s’aligner, ou périr. Au départ, quelques rebelles, tel le geek Mark Zuckerberg, mondain frustré mais bien déterminé à changer le monde, qui a soudain une idée lumineuse ; mais vient le moment où ce rebelle a besoin d’un apport conséquent de capital s’il veut transformer des marchés gigantesques, tel celui de la musique, du livre, ou de l’informatique.

Le truc c’est que derrière ces théorisations on retrouve souvent les mêmes têtes, à savoir les fondateurs de Paypal, le système de paiement en ligne, la « mafia Paypal  » comme est surnommée cette communauté d’investisseurs (Cf. "Pourquoi ne savons-nous pas résoudre les grands problèmes ?"). Peter Thiel est l’un d’eux. Face à mon insistance, Hubert m’a renvoyé un mail : « Le numérique abuse de ce type de mots, oui. Tout le monde est désormais à la recherche du truc qui va tout changer. ». Alors je me suis replongé dans Social Network : à 1h30, Sean Parker, le créateur de Napster, autre technologie de rupture puisqu’avec Napster on pouvait pour la première fois télécharger de la musique gratuitement, s’adresse à l’associé de Zuckerberg qu’il cherche à évincer de Facebook :

« Tu connais Peter Thiel ? Non. Normal, il est juste directeur d’une compagnie de 2 milliards de dollars, Clarium Capital. Pourquoi est-ce qu’il arrange des rendez-vous ? Thiel pourrait devenir notre ange investisseur. », répond Zuckerberg à son futur ex-associé. ET de fait, Thiel investira un demi million de dollar dans Facebook, précipitant ainsi : la RUPTURE.

Chronique de la Place de la toile du 22.12.12 « Vie professionnelle / vie privée » avec Elsa Fayner, Sylvie Hamon-Cholet, Stefana Broadbent et Cindy Felio.

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