Chronique de la Place de la toile du 20 avril 2013, "Politique, tu n’as pas changé" avec A. Kyrou et L. Blondiaux.
Les milices renaissent-elles sur la toile ? [soundcloud url="http://api.soundcloud.com/tracks/89003815" params="" width=" 100%" height="166" iframe="true" /]
A l’origine de cette question, la traque des suspects de l’attentat de Boston, lundi dernier… « Findbostonbombers » retrouver les « terroristes » de Boston… voilà l’étendard qui a rassemblé des internautes américains sur le fameux forum Reddit, épluchant les rushs des caméras de surveillance avant les explosions, pour traquer telle démarche suspecte, tel mouvement fort louche : « tiens t’as vu l’attitude du type avec une capuche blanche au 3e plan, il un sac à dos qui semble bien trop lourd pour être honnête, non ? »
Pour la "Division des opérations technologiques" du FBI, en charge du dérushage officielle de la vidéo-surveillance, de tels appuis aident moins l’enquête qu’ils ne la ralentissent…. toujours est-il que ce FBI a fini par publier les photos de deux suspects, et la traque s’est emballée davantage, relayée par les chaînes d’info… Au moment de cette plongée dans mon ordinateur, un des deux suspects est mort après une fusillade, l’autre, son frère, est en fuite… le FBI a publié sa photo sur Twitter.
Jeudi soir heure française, Alexis Madrigal publie un article sur The Atlantic en demandant que cessent ces pratiques de cyber-milice qui selon lui menacent le bon fonctionnement de l’Etat de droit… pratiques dangereuses, écrit-il, qui rappellent les milices du milieu du 19e à San Francisco, lesquelles milices s’en prenaient notamment aux immigrés chinois. Milice en anglais ça se dit « Vigilante »… et manifestement ce n’est pas un bon souvenir pour Madrigal… pour les Chinois non plus j’imagine.
Les Chinois, justement… eux ont un nom pour désigner ces pratiques de traque en ligne (merci Pierre Haski) : renrou sousou yinqing, human flesh search, en quête de chair humaine. Le terme daterait de 2001. Des traques qui s’effectuent non pas sur Reddit mais sur des forums chinois aux noms de Mop, Tianya ou KDnet, et dont les cibles sont diverses, avec une prédilection pour les apparatchiks du régime. Je lis un autre article de The Atlantic qui relate une « human flesh search » fameuse (plusieurs en fait), à la fin de l’été 2012… lorsqu’un accident de bus fit 36 morts dans le nord de la Chine : des internautes chinois, internautes pris dans l’étau de la Grande muraille numérique comme on sait, extrêmement contrôlés et sujets à la censure, des internautes avaient lancé la traque du chef de la sécurité civile, pris en photo l’air goguenard sur les lieux de l’accident. Choqués, ils avaient fini par le débusquer, lui et ses goûts de luxe incompatibles avec son salaire de fonctionnaire.
Une « human flesh search » commence en général avec des rushs de vidéo-surveillance, puis les cyber-miliciens remontent les fils numérique jusqu’à identifier leur cible, qu’ils harcèlent ensuite de coups de fils analogiques, avant de pourquoi pas manifester devant leur domicile. Je lis cette interprétation de la signification culturelle de ces traques : « dans un pays non démocratique… où les gens n’ont pas les moyens d’accéder aux informations… les citoyens exposent les mensonges sur la toile… forme de protestation asymétrique, bénéfique à certains égards… ». La cyber-vigilance est-elle souhaitable ? L’anglicisme est trompeur, puisqu’il peut s’agir autant de vigilance citoyenne que de contrôle social insupportable, parce que justice et délation ne font pas forcément bon ménage. Ce qui est sûr, c’est que la formation spontanée d’une cyber-milice révèle certaines préoccupations d’une société civile. Et, manifestement, ce n’est pas uniquement valable pour les pays « non-démocratiques », la preuve avec la traque en ligne organisée dans la foulé des bombes du marathon de Boston.. Serait-ce parce qu’aux Etats-Unis non plus, l’Etat, tout « démocratique » qu’il se dise, ne rencontre pas les attentes de la société civile ? Mais est-ce jamais le cas après tout ?
Quoiqu’il en soit il est pour le moins cocasse de voir la Chine et les Etats-Unis, deux pays numériquement si dissemblables a priori, unis par une même propension à la milice. Dans tous les cas, on assiste à une intensification des phénomènes de surveillance, et là il faudrait plutôt parler avec Jean-Marc Manhach de « sousveillance » (voir la discussion sur wikipedia), puisque cette veille ne vient pas du dessus de l’Etat mais du dessous de la société civile, ou en tout cas d’une certaine frange cyber-active de celle-ci, aussi prompt à débusquer la concussion qu’à lyncher en réunion.
Voir aussi :
Mon seen sur le sujet pour d’autres liens.
« Les narcissiques et les mobs : deux styles extrêmes parmi les internautes chinois » (Liu Chang, Hermès 55, 2009, pdf).