Tout réseau est-il conscient ? Christof Koch, un neuroscientifique de l’Institut Allen pour les sciences du cerveau soutient quelque chose comme ça : pour lui, la conscience émerge de n’importe quel système d’informations qui a atteint un certain niveau de complexité, ou plutôt d’intégration. Du ver de terre à l’homme, et jusqu’à l’Internet. L’univers étant composé d’espace, de temps, de masse et d’énergie, le secret de la conscience doit nécessairement reposer dans des configurations originales : un ensemble de liens ou d’interactions entre ces éléments, qui finit par produire quelque chose de plus que la seule somme de ses parties, c’est-à-dire une conscience.
Je pensais qu’une conscience n’existait que lorsqu’elle était saisie – c’est à dire ressentie et exprimée – par une autre conscience. Petite recherche dans le disque dur de mon ordinateur – ma mémoire extériorisée – je retrouve un vieux cours sur Leibniz – philosophe qui n’est pas très loin du panpsychisme de Christof Koch. J’y lis bien que la conscience, pour Leibniz, consiste en effet dans l’intégration de petites perceptions inconscientes (Monadologie, §§21, 24, 25).
Au départ il y a de l’énergie, des stimuli nerveux, des signaux électriques, de la fibre optique pourquoi pas, une matérialité donc, mais cette matérialité n’atteint le niveau de la conscience que dans l’incarnation, dans un corps informé du dedans — c’est à dire tout à la fois et en même temps d’une configuration physique et de sa traduction spirituelle. Lorsque l’on parle d’une machine à calculer, d’un ordinateur, d’un réseau de transistors, comme d’une chose « intelligente » – comme dans « téléphones intelligents » – on parle de l’intelligence d’un assemblage artificiel d’éléments séparés, c’est-à-dire d’une configuration physique sans traduction spirituelle. Donc d’une intelligence sans conscience.
Une machine intelligente est un assemblage artificiel dont chaque composant/transistor obéit par ailleurs à une organisation propre. C’est ce qui la distingue d’un organisme vivant, qui lui est une machine dans chacune de ses parties, chacune n’existant que pour l’organisation de l’ensemble. Si l’homme ou l’animal peuvent être dit conscients donc, c’est parce qu’il sont infiniment plus une machine que n’importe quelle machine à calculer. Récapitulons : un téléphone intelligent n’est pas conscient, mais une conscience incarnée est davantage une machine que n’importe quel ordinateur.
Ce détour par Leibniz nous amène à penser l’intégration qui caractérise la conscience d’un réseau sur le modèle de l’intégration d’un esprit dans un corps, disons du cerveau dans l’organisme humain. Puisqu’une société d’individus conscients ne voit émerger aucune super-conscience, comment un réseau de machine pourrait faire émerger ne serait-ce qu’une machine (au sens plein, vivant, du terme) ? J’ai beau avoir jeté tous les contenus de mon esprit dans la mémoire de mon ordinateur programmé pour les recevoir, mon ordinateur reste muet quand je lui demande de répondre à cette question que je me pose aujourd’hui (et c’est bien dommage, parce que je risque d’en sortir avec de nouvelles questions, et nulle réponse).
Koch répondrait sans doute que ce qui manque à mon ordinateur est le plan des connexions de ces contenus dans mon cerveau – mon « connectome », mon algorithme. Et qu’une meilleure connaissance du réseau cérébral, transposée électroniquement, pourrait confirmer sa théorie. Il pourra sans doute compter sur la « BRAIN initiative », un très important effort de recherche en vue de cartographier de manière exhaustive l’activité de nos neurones, un effort soutenu par l’administration Obama et la DARPA – toujours elle.
Je réalise maintenant que cette question que je me pose est consubstantielle à l’utopie numérique dès sa naissance, au début des années 1950, quand l’ingénieur Jérôme Wiesner s’opposait au cybernéticien Norbert Wiener sur la manière dont cerveau et ordinateur pouvaient s’inspirer l’un l’autre. Se demander si tout réseau est conscient, c’est donc une manière d’actualiser ce vieux débat, à l’heure où, progrès des neurosciences oblige, des « circuits neuronaux » sont assemblés dans des ordinateurs.