C’est quoi modérer un forum ?
Aujourd’hui je sors du placard. Quand je ne suis pas à Radio France pour « Place de la toile », je travaille pour le mensuel « Le Monde diplomatique », où je m’occupe notamment des sites Internet, des réseaux sociaux et de la modération des forums. Je suis donc, je fais donc partie de l’horrible gang des « community manager ». Horrible à cause de ce terme-là de « manager » de communauté. Le manager n’est-il pas l’individu néolibéral par excellence ? Et la communauté, n’est-ce pas précisément ce qui fait défaut en société néolibérale ?
Défaut ne signifiant pas qu’il n’y a pas de fausses communautés, de « communautarisme », bien au contraire : c’est le pendant de l’absence de communauté politique authentique. Bref, être « manager de communauté », c’est un oxymore.
Je lis qu’on parle aussi de « médiateur de conversations interactives » ou de « jardinier de communautés », c’est peut-être plus joli, ça veut pas dire que c’est plus joyeux. Et je dis pas ça parce que je me réveille tout penaud du grand soir du Web participatif censé démocratiser la planète ; je dis ça parce que c’est pas humain de devoir scanner quotidiennement des tartines de commentaires plus ou moins bien écrits, en anglais et en français, sur toutes sortes de sujet, sans interruption, et a posteriori. Oui parce que sur les forums du Diplo, les commentaires sont modérés a posteriori, autrement dit la modération des discussions obéit à la règle du « publie d’abord, vérifie ensuite ».
A ceux qui s’inquièteraient à ce stade pour ma santé mentale, merci, rassurez-vous, je dispose de quelques robots pour m’aider, et écarter les spammeurs (ceux qui postent 1 000 fois le même lien), ou réduire les perturbateurs au silence en bloquant leur adresse IP : dans le jargon du logiciel qu’on utilise (Spip), ça se dit « enfermer dans la cage à troll... » [1]. Ca demande un peu de discernement certes, mais en l’occurrence, sur les blogs du Diplo, le seuil de tolérance est très haut, donc à l’exception des insultes directes, appels aux meurtres et autres propos nazis, les commentaires sont tous publiés. Ce qui joue sur mon propre seuil de tolérance, de plus en plus bas lui, sachant que la plupart des conversations finissent par ne plus concerner que deux personnes, toujours les mêmes, qui rejouent pour la énième fois la même querelle, qui consiste à déterminer — mesurez l’ampleur de la tâche — laquelle des religions révélées est la plus « cool », lequel des peuples est le moins vil, le tout sur fond de conflit israélo-arabe et de contre-révolution égyptienne. Le blog appeau à commentaires de ce type est évidemment celui d’Alain Gresh, Nouvelles d’Orient, qui est aussi le plus actif et le plus consulté avec celui de Frédéric Lordon — ça fait un moment qu’il a rien envoyé d’ailleurs celui-là.
Pas le temps de faire la typologie du commentaire — il y en a de lumineux — et du non commentaire — c’est-à-dire du silence —, d’autant que Xavier l’a commencée dans une de ses chroniques matinales. Le temps tout de même d’en lire (et d’en supprimer) un dernier, venu s’ajouter sous l’article « L’armée américaine à la recherche de “volontaires étrangers” », qui est devenu un véritable site de petites annonces où les internautes laissent leurs numéros de téléphone et leurs adresses, pressés d’aller grossir les rangs des troupes de la liberté.
Soupir. Qui a dit qu’Internet était « un immense cloître où les sphincters de la liberté ne cessent de déverser leurs productions innombrables » ? Modérer des forums, ça rendrait presque finkielkrautien.
Chronique de la « Place de la Toile » du 1er février, « Internet est-il un don de Dieu » comme le dit le pape François ?
Vos commentaires
# Le 10 février 2014 à 01:04, par baroug En réponse à : Scandaleux
Oui, c’est proprement scandaleux.
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# Le 3 février 2014 à 03:09 En réponse à : Avec modération
Ici par contre c’est moins la fête
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# Le 12 février 2014 à 10:43, par Booz En réponse à : Faut sortir un peu...
... non mais franchement.
Par ailleurs, le terme « management » vient du français, comme le dit Wikipédia (vous n’aviez pas besoin d’aller très loin) : « du substantif « mesnage » et du verbe « mesnager » qui, au XIIIe siècle, caractérisent « l’art de gérer les affaires du ménage », c’est-à-dire « conduire son bien, sa fortune et ses domestiques de façon judicieuse »
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